Le professeur de Français danse avec ses élèves
January 14th, 2010
J’arrive à l’université avant tout le monde. Je file vers le réfectoire. Panlos, le jeune garçon qui travaille dans les cuisines m’apporte une tasse et un thermos. Il a toujours l’air perdu dans ses pensées. Il n’a même pas remarqué que je porte des vêtements typiques du Pendjab.
J’arrive en classe, mes élèves s’exclament “Happy Lohri Sir”. Mes élèves n’ont pas envie de travailler. Elle préfèrent m’expliquer que cette fête existe partout en Inde, mais a commencé au Pendjab et c’est ici qu’elle est le plus célébrée. Le principe c’est que tout le village se retrouve autour d’un grand feu sans distinction de caste.
Vers 12h30, je suis dans la salle des profs, installé confortablement avec les chefs du département d’anglais. Binassa, une des junior teacher arrive. Elle me regarde avec complicité, elle comprend que je m’ennuie ic et que je n’aime pas passer des heures ici à écouter ces professeurs et à sourire de façon forcée. Elle demande la permission de m’emmener pour l’aider. Les senior teachers se regardent et semblent dire “oui”. Nous sortons, et elle me glisse que mes manches ne sont pas boutonnées correctement. Nous rejoignons d’autres jeunes professeurs et commençons la tournée de distribution des cacahouètes. Déjà au milieu du grand jardin les élèves ont commencé à s’installer. La proviseur sort de son bureau, entourée d’un cercle de professeurs. Elle va s’installer à la tribune, qu’il va falloir que j’évite si je veux pouvoir m’amuser cet après-midi.
La cérémonie commence par un discours d’une des professeurs d’hindi. Puis nous regardons une danse traditionnelle. Les élèves s’éclatent sur scène. Elles portent les costumes traditionnels aux couleurs très vives. Leurs manières, leurs expressions sont exagérées, elles apportent des pots en terre et des bâtons et se mettent à mimer les activités traditionnelles du Pendjab en chantant en choeur et en agitant les bras. C’est assez drôle.
Après une heure de discours, de chants et de danse, la proviseur accompagnée des professeurs les plus éminents se lève pour allumer le bûcher central. A côté ont été placés trois grands pots qui continent des petits morceaux de sucres enrobés de sésame et d’autres friandises. Madame la proviseur se sert dans chacun des bols et jette au feu des cacahouètes et du pop corn, le tout sous les flashs du photographe. Une des senior teachers vient me chercher et j’imite la proviseur. Puis ce sont tous les professeurs qui se lèvent de leur chaise pour venir m’accompagner. Nous tournons autour du brasier en lançant toutes ces friandises sous les regards des centaines d’élèves massés autour de nous. Quatre autres petits feux sont aussi allumés et les élèves se mettent à faire comme nous. Une vieille professeur de Pendjabi vient me voir et me prend les mains. Elle me parle avec une gentillesse extrême. Sa peau est toute tirée, elle doit être très vieille. Impossible de comprendre ce qu’elle veut me dire mais son ton de voix traduit une vraie sympathie et je crois qu’elle me souhaite plein de bonnes choses.
Le DJ qui était installé dans le coin de la pelouse commence à jouer une chanson en hindi et ce sont des centaines de jeunes filles qui accourent en levant les bras. Les professeurs se retirent vers l’espace où les chaises sont disposées et je commence à faire de même. Puis Binassa et d’autres jeunes professeurs viennent me voir. L’une d’entre elles me prend par la main et m’emmène danser près du feu. En quelques minutes, je suis mort de chaud. Les jeunes filles hurlent, sautent et bougent dans tous les sens. Le photographe ne rate pas l’occasion : le professeur de Français danse avec ses élèves. Je suis au centre d’un grand cercle et beaucoup de regards sont posés sur moi. Pour ne pas y penser je regarde et imite mes collègues qui ont d’ailleurs un large sourire sur les lèvres. Parfois je me retourne vers la tribune. La proviseur me regarde avec gentillesse et semble approuver. Parfois lorsqu’elle reconnait une chanson elle se lève et tape dans les mains.
Nous continuons comme cela pendant plusieurs heures. Lorsque j’ai trop chaud je vais m’asseoir pour manger quelques cacahouètes mais très vite on vient me chercher pour continuer de danser. Les feux brûlent au maximum de leur intensité, il est impossible de rester trop près et je regarde les filles ouvrir d’autres paquets de cacahouètes pour les jeter dans les flammes.
Vers 16 heures la plupart des professeurs commence à partir. Je ne veux pas rester seul avec ces centaines de filles. Je commence à me diriger vers l’extérieur de la masse. C’est là que le photographe me demande de poser avec quelques élèves. J’accepte et soudain des dizaines de filles demandent à pouvoir poser avec moi. Je suis encore une fois très gêné, surtout que ça dure plusieurs minutes. Ensuite j’explique que je dois y aller. En rentrant, j’ai mal aux pieds. J’ai des dizaines de sachets de cacahouètes posés sur mon bureau. Dehors je peux entendre de la musique et des feux d’artifice.
Vers 20h un collègue vient me chercher pour aller dîner. Nous prenons un rickshaw et marchons le long des allées du campus. Les feux au milieu de la pelouse sont toujours allumés mais il ne reste plus que des cendres et de gros troncs qui brulent calmement. Je repense à la cheminée chez mes parents et les chats qui dorment au bord. Nous restons là à nous réchauffer quelques minutes puis nous nous dirigeons derrière le batiment principal, vers la cantine. Et juste derrière le coin de ce batiment nous tombons nez à nez avec un immense groupe d’élèves à genoux autour d’un vieil homme. J’enlève mes chaussures et me joins au groupe. Ce sont les élèves de l’internat, elles ont une cérémonie spécialement pour elles. Je me rends compte que Madame la proviseur est juste devant moi, assise par terre. Le prètre me voit et sourit, il doit être un peu surpris que je me joigne à la cérémonie. Une des wardens (surveillante de l’internat) m’accueille au sein du groupe en souriant. Le prêtre détache des pétales de rose et les lance sur nous. Il raconte quelque chose et chante un peu aussi. J’adore ce moment, j’adore me demander ce que je fais ici. Ce moment que je n’avais pas prévu est d’un charme énorme. Derrière nous je peux voir les hommes qui travaillent dans la cantine. Ils observent la scène depuis un coin sombre. Certaines filles se lèvent au dessus du groupe pour me regarder. J’imagine les histoires que le prètre raconte. Des histoires de petits villages perdus au fin fond du Pendjab où les gens vivent comme il y a cent ans. J’imagine un lieu coupé du monde où les jeunes ne viennent pas de France pour danser près du feu. D’un seul coup j’ai l’impression de faire partie de la vie de ce petit village. Un autre bucher a aussi été installé ici. Lorsque Madame se lève pour l’allumer, elle me prend la main et me fait signe de l’accompagner dans son geste. Les filles se sont levées et applaudissent. Elles sont contentes que je sois là. Moi aussi.
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