Les toasts, le brouillard, les mangues et les étoiles
Une assiette de toasts luisants de beurre et une tasse de thé qui fume dans le froid du refectoire. Sans cette superbe pensée, je ne me serais pas levé ce matin.
Il fait trop froid et trop gris. Mon réveil affiche 13,5°C. Je n’ai pas envie de sortir de ma couette. Ces jours-ci Jalandhar est recouvert d’un intense brouillard qui rend la ville mystérieuse. (Je n’ai d’ailleurs jamais vu un brouillard aussi épais, même à Johannesbourg).
Sur le chemin, je remarque que les stands du marché ne sont pas installé. Je regarde ma montre et me rends compte que c’est la première fois que je passe aussi tôt, vers sept heures trente, sur ce chemin. Des enfants s’entraident pour tirer la bâche sur laquelle les chaussettes et autres vêtements en laine vont être présentés. Ma première pensée est triste. Ces gamins ont dix ans. Et c’est leur quotidien. Il fait froid ce matin, et la brume empêche le soleil de réchauffer les gens. J’ai même parfois l’impression qu’un nuage est tombé sur la ville. On grelotte tous de froid et ces deux gamins s’amusent à installer la boutique devant laquelle ils vont passer la journée à attendre un client et peut-être aussi un rayon de soleil. La petite fille est en train de crier sur un passant caché sous une couverture. Son frère s’impatiente et veut poser la bâche, alors il tire dessus. Et comme ça, ils commencent à s’amuser à tirer l’un et l’autre sur la bâche dont ils tiennent chacun un coin.
En ce moment mes cours se passent assez bien. Mes élèves commencent à assembler eux-mêmes les pièces du puzzle et sont capables de faire leurs propres phrases.
Dix heures, je vais boire un café. Dans les allées du campus, une femme m’interpelle :
“- Bonjour, Mr Quentin”. Après avoir crié mon nom, elle baisse d’un ton et commence à parler tout doucement. “Voilà, je viens vous voir car j’ai quelque chose d’assez personnel à vous demander. Je voudrais inscrire ma fille dans une école catholique… je me demandais si vous pourriez faire quelque chose pour moi auprès du prêtre, peut-être le rencontrer, rencontrer ma fille…” Je ne peux pas m’empêcher de sourire. C’est tellement typique du professeur dans une petite ville. Celui dont on respecte la parole et à qui on vient demander des conseils et de l’aide. Je ne m’en suis pas rendu compte mais j’ai un vrai rôle social dans cette communauté. On lit mes aventures dans le journal et on me dévisage dans la rue. “Je ne sais pas si je peux vous aider, je ne connais pas le prêtre personnellement. Je ne vais pas à l’église”. Elle a l’air surprise.
Après le dîner je rentre à la résidence. Il y a les gardes, un collègue professeur d’anglais et moi. C’est une habitude que nous avons depuis quelques jours, depuis qu’il fait froid. Nous sommes en cercle autour d’une grande soucoupe en métal dans laquelle nous empilons les branches de manguiers qui ont été entreposées derrière le garage à scooter par les jardiniers depuis plusieurs semaines. Vers 21h30, je décide de rentrer dans ma chambre. Les autres sont en train de parler des mangues qui abonderont dans les jardins en avril ou en mai et dont les gardes se gavent. Sur le chemin, j’imagine ces hommes qui se cachent derrière les bâtiments pour manger les fruits. Ils se cachent car ces fruits appartiennent à Doaba College. Quand j’y pense, ces gardiens appartiennent aussi à ce lieu. Ils arrivent très tôt le matin et repartent très tard le soir.
Au moment de longer le grand terrain de cricket je regarde les guirlandes de lumière installées sur le temple de l’autre côté de la rue. Il y a aussi plusieurs haut-parleurs qui dispersent de la musique. Et c’est à ce moment que le courant se coupe plongeant tout le quartier dans l’obscurité. La musique s’arrête net. Je ne m’étais pas rendu compte que le ciel s’était dégagé. Je regarde les étoiles. Elles se mettent à briller de plus en plus fort. J’en profite. Lorsque les lumières reviendront, elles disparaîtront à nouveau et je pourrai aller me coucher.
January 22nd, 2010