L’habitude
C’est l’heure de quitter ma chambre. Je rince ma tasse de thé, enfile mes chaussures en cuir. Je tire la porte et ferme la serrure avec le cadenas. Je me retourne et souris au gardien qui s’est levé de la chaise sur laquelle il est posé depuis 5h30 du matin. Pendant que je me préparais, je pouvais l’entendre racler sa gorge, comme pour cracher. Je le vois serrer les jambes et lever la main pour me faire le salut militaire. Je me demande vraiment qui est ce qu’il croit que je suis. Il me fait signe de venir voir le journal d’aujourd’hui. Il tourne les pages le sourire jusqu’aux oreilles. Je regarde ses dents toutes jaunes et toutes rongées par le paan, sorte de mélange de poudre et d’épices qui se mâche. Il me montre une photo sur laquelle je suis de dos en train de parler à ma classe. “Ah très bien, quatrième article dans le journal.” L’homme ne parle pas anglais, alors j’ai pris l’habitude de parler en Français, vu que quoi qu’il arrive on ne peut pas vraiment communiquer ensemble. Il balbutie quelques mots que je ne peux pas comprendre, détache la page sur laquelle je suis et me la donne. Je la fourre dans mon sac et sors du bâtiment. Je longe le jardin de roses qui se trouve derrière de ma chambre. Personne en vue mais des dizaines d’animaux et d’oiseaux.
J’arrive à la porte principale. Trois ou quatre gardes discutent en lisant le journal. Lorsqu’ils me voient, ils se raidissent et moi je me faufile dehors, vers la confusion, le bruit et la saleté de la rue. Si je restais planté sur le bord de la route, à scruter les occupations de la foule, à respirer les odeurs de bouffe et de gaz d’échappement, à regarder les dizaines de chiens errants, j’aurais la fièvre en quelques minutes. Je lève le bras et crie “Rickshaw“, et, après quelques mots pour fixer la direction et le prix je monte à l’arrière du vélo, dans la nacelle. Il pousse de toutes ses forces sur les pédales. D’autres vélos et motos nous doublent. Les visages se retournent pour me regarder.
Je me suis fait à cette attention particulière que me portent les gens autour desquels je vis. Au début, ça me rendait carrément nerveux.
La liste des changements auxquels je me suis habitué est longue. Je ne fume plus, je ne bois plus d’alcool, je ne mange plus de viande, je ne laisse plus pousser ma barbe.
Je me suis également fait au ciel inlassablement bleu et poussiéreux. La lumière qui le traverse est toujours atténuée et au bas de l’horizon on peut voir que le ciel est violet à cause de la pollution. Je me suis habitué également aux foules autour de moi, infatigable flot de personnes et en particulier aux femmes aux sarees colorés.
Le soir j’ai pour habitude de passer chercher un truc à boire à l’épicerie à côté de là où je dors. Un marché s’étend le long de mon chemin et dans l’air sont accrochées des guirlandes lumineuses qui clignotent. Je longe toutes les petites étales, faisant mine de regarder les marchandises de pacotille. En fait, ce qui m’intéresse c’est de m’approcher tout près des Indiens, fixer leur visage, les regarder converser entre eux et écouter l’hindi ou le penjabi. Habillé en chemise et pantalon à pinces, rasé de prêt et les cheveux bien coiffés, je suis remarqué très rapidement. Je les vois me fixer du regard à leur tour et taper du coude leur voisin. Je m’arrête pour acheter un Coca-Cola. Voilà un mot qui n’a pas besoin de traduction. Il n’y a pas de Coca-Vanille. Je souris. Un Coca normal fera l’affaire. Je montre mon billet froissé. La femme me parle mais je ne peux pas distinguer un seul mot parmi tous ces sons. Puis elle répète “Americana, Canada“. Je souris à nouveau et dit “France”, “French teacher – KMV College” et je pointe du doigt l’immense arbre qui a poussé au bord de la route, en face du campus où j’enseigne. Elle fait vaciller sa tête de travers. Ça signifie qu’elle comprend.
December 3rd, 2009