Archive for December, 2009
Chapitre 2 : Amritsar
Je sors donc mon mouchoir en tissu de ma poche et le noue sur mes cheveux. Je me regarde dans le reflet d’une vitre : j’ai l’air ridicule. Mais bon, autour dans la rue, il y a plein d’hommes qui portent un mouchoir de cette façon. D’ailleurs ils se dirigent tous dans la même direction, il serait peut être temps de commencer à marcher vers le temple. Pendant que je regarde autour, les filles ont commencé à se séparer en trois groupes. J’ai décidé que je ne visiterai pas le temple tout seul : je vais copier le moindre mouvement des deux wardens avec lesquelles je vais passer la journée.
On s’engage dans les rues d’Amritsar. Elles sont particulièrement sales et pleines de boues. Aux abords du temple il y a énormément de monde. Les pèlerins, parmi lesquels je me trouve, marchent comme une grande vague humaine vers la même direction. Autour de nous les vendeurs ambulants proposent des mouchoirs pour se couvrir la tête, d’autres vendent des boissons fraîches ou des cartes postales.
Première étape aux abords de l’enceinte du temple : enlever ses chaussures. L’une des wardens me propose de me rendre dans les toilettes si je veux être tranquille. Elle a peur que je sois offensé de devoir ôter mes chaussures devant autant de monde. Ca me fait rire et je lui fais comprendre que je vais faire comme tout le monde. En bas de quelques marches, il y a une grande salle qui sent très mauvais dans laquelle des milliers de paires de chaussures sont rangées.
Puis avant de rentrer dans l’enceinte du temple nous nous arrêtons près de grands lavabos pour nous laver les mains. Puis on passe par le pédiluve pour nous laver les pieds. Des soldats équipés d’armes traditionnelles posent près de l’entrée. On descend un autre escalier et tada, le temple est là au milieu du lac carré qui l’entoure. Je peux voir le spectacle surprenant de dizaines d’hommes qui se lavent dans ce lac. Les Sikhs, qu’on peut reconnaître par leur barbe et leur turban se plongent même entièrement dans l’eau. Vu que pratiquement aucun d’entre eux ne sait nager, ils se tiennent à des chaînes accrochées tout autour du bassin. Je me dis qu’ils sont fous de faire trempette là dedans, il fait assez froid. Je porte ma polaire d’ailleurs. Et c’est à ce moment que mon accompagnatrice me monde le bord de l’eau et me dit d’aller me purifier. Je me mets à sourire. Elle sait que je suis de tradition chrétienne, elle sait que tout le culte sikh m’échappe… et elle voit que je suis gêné à l’idée de me mettre à poil devant des milliers de gens pour aller me plonger dans une eau qui n’est autre qu’une grande mare d’eau stagnante dans laquelle les germes doivent se multiplier tranquillement. (Je me dis qu’une bonne Javel dose ça ne ferait pas de mal. Sauf que le Temple Doré est bien connu pour ses grands et beaux poissons rouges.) Bref me voilà déjà face à un premier problème à peine arrivé. Puis je me dis “What the 1%*$” et je fait trempette. Pas entièrement mais suffisamment pour faire super plaisir aux deux dames qui me regardent sans perdre une miette du spectacle.
Pour ses dames le fait que j’enlève mes chaussures pourrait être gênant mais me mettre en caleçon est normal ? Tout autour du bassin les hommes se dénudent sans que personne ne se cache ni ne s’offense de voir les corps qui se dévoilent. Le sacré recouvre le tout et rend cette quasi nudité tout à fait normale.
Nous reprenons notre périple autour du bassin. Un peu partout je peux voir ces touristes étrangers qui semblent perdu. Une maman tient son fils par la main. Le petit garçon américain porte un costume de Spider Man alors qu’une jeune femme indienne le prend en photo avec son téléphone, tournant le dos au temple, ce qui n’est jamais sensé se produire. Tous les cents mètres une vitrine avec une statuette est posée avec une grande boîte juste devant. Les gens se pressent pour s’accroupir et mettre un peu d’argent dans la boîte, le tout sous le regard attentif d’un homme portant un turban et équipé d’un bâton au cas où un billet resterait coincé dans la fente de la boîte. Puis nous arrivons là où l’on peut acheter une pâte faîte de farine, de beurre et de sucre (prashad). Je ne comprends pas bien ce que nous faisons. En fait, nous achetons cette pâte (11, 21, 31 roupies ou plus, toujours avec une roupie en plus pour le signe de l’hospitalité) mais nous n’y touchons pas : nous devons rejoindre l’immense queue qui mène au temple doré situé au milieu du bassin. Nous sommes plusieurs centaines à être serrés. J’imagine une émeute ou un mouvement de panique avec toutes ces personnes âgées, toutes ces femmes qui tiennent leur bébé dans leurs bras : ça serait terrible. Les gens tenteraient peut-être de sauter dans l’eau et s’y noieraient. Aucun touriste ici, ils passent tous leur chemin et se contentent de faire le tour du bassin. Au bout d’une heure et demi nous entrons dans le temple. Trois hommes sont postés à l’entrée et se saisissent de notre prashad, ils en enlèvent la moitié et nous rendent le plateau. A l’intérieur du temple, rien d’extraordinaire : de l’or partout, des lustres et de beaux tapis. J’ai faim.
La foule qui attend devant le temple
Nous sortons, finissons le tour complet du bassin et nous nous rendons à la cantine : voilà le spectacle le plus incroyable de la journée. Je suis absolument médusé. Des centaines de personnes sont installées en ligne. A l’entrée on nous donne un plateau et un bol et on nous fait signe de nous installer sur les petits tapis en jute. Des volontaires passent dans les allées et nous servent la nourriture. C’est un bordel monstre. On me propose de me resservir à plusieurs reprises. Je ne sais pas quoi attendre de cette nourriture, mais en fait, c’est assez bon. J’imagine le temps qu’il faut pour préparer ces milliers de repas. La warden qui se trouve à ma droite m’explique qu’on sert de la nourriture vingt quatre heures sur vingt quatre et sans jamais faire payer les gens qui viennent manger. A peine avons nous terminé notre plateau qu’une nouvelle ligne de personne venues manger se forme derrière nous.
Au moment de sortir de ce grand réfectoire je manque de glisser sur de la sauce sur le sol. Je regarde derrière moi les dizaines de personnes installées pour manger. Là c’est sûr aucun visage blanc, et pourtant c’était fun…
Pour ce qui est de la spiritualité, je suis assez déçu. Je suis venu en Inde avec l’idée que je trouverai de bons moments pour méditer et me surprendre moi même avec des sentiments nouveaux. Je ne le sais pas encore mais je suis à quelques heures d’avoir un de ces sentiments.
(à suivre)
December 16th, 2009
Je me joins à soixante jeunes femmes entre 18 et 22 ans qui payent quatre euros (250 roupies) pour cette excursion en bus scolaire vers la ville d’Amritsar à 70 kilomètres de l’université. C’est à Amritsar qu’a été construit le Temple Doré, lieu saint de la religion sikh où des milliers de croyants se rendent en pèlerinage. Ce qui est fascinant c’est que le temple attire aussi les croyants hindous qui y voient un lieu où l’on peut invoquer la chance.
Chapitre 1 : le voyage
Le rendez-vous était fixé à 7h du mat’. Lorsque j’arrive le bus jaune est déjà plein. Les trois dames qui encadrent le voyage, les fameuses wardens, me disent de m’asseoir à l’avant du car, sur la banquette près du pare-brise. Deux bâtons d’encens ont été allumés et plantés entre le chauffeur et moi. L’odeur est très forte, pratiquement insupportable. Au dessus du chauffeur se trouve une petite crèche avec des portraits très colorés de différents dieux. Autour du volant des animaux ont été dessinés à la peinture. Le car est plein à craquer au point que certaines jeunes filles vont être debout pendant les deux heures et demi du voyage. Je me sens presque coupable d’être confortablement installé. En plus, j’ai la meilleure vue : je peux observer la route et je ne vais pas m’en priver. Au moment de quitter la fac une des wardens se met à chanter avec sa petite voix : soudain ses paroles sont reprises par tout le car. Je comprends qu’il s’agit de chants pour nous souhaiter de la chance lors de notre voyage. Nous passons les grandes portes de l’entrée principale et le chauffeur effectue une prière.
Amritasar se trouve à 70 km de Jalandhar. Il s’agit d’une ville tout près du Pakistan. Si vous voulez aller à Lahore vous descendez du train dans cette ville, traversez la frontière et prenez un autre train. .
Je fixe la route. Au bout d’un moment je me rends compte que je peux sentir un courant d’air. En regardant à mes pieds je remarque un trou dans le plancher par lequel je peux voir la route. A plusieurs reprises les véhicules qui viennent dans l’autre sens se retrouvent sur notre file et se rabattent au dernier moment. Ça fait vraiment peur, les gens ne conduisent vraiment pas bien. J’ai en tête l’image de ma mère qui s’agrippe au siège de la voiture au Maroc complètement pétrifiée de peur par la façon dont conduisent les gens… je me dis qu’elle serait pas à l’aise non plus à ma place.
Puis vers neuf heures, tout le monde commence à avoir faim. On s’arrête une trentaine de minutes et quelques étudiantes s’organisent et ouvrent quatre grosses boites en plastique et distribuent le petit-déjeuner à leurs camarades : chaque fille a droit à deux galettes de blé, une louche de sauce avec quelques haricots. Le mélange des deux ingrédients est délicieux. Je suis parmi les premiers servis. Tout le monde autour du bus me regarde manger et dès que j’ai vidé mon plateau en plastique on s’empresse de me proposer de le remplir. J’insiste et dis que je n’ai plus faim. Les filles gloussent et chuchotent en me regardant bizarrement. Instantanément je repense aux paroles d’une de mes collègues : “Tu es très populaire parmi les jeunes femmes, elles te trouvent charmant”. Une d’entre elles s’avance et me demande si je m’ennuie et si je suis triste. Je la fixe droit dans les yeux et je souris. Non, je ne m’ennuie pas. Le voyage me plaît. Il ne faut pas s’inquiéter.
On repart sur la route. Tout autour je regarde les petites maisons, les restaurants et les champs qui s’étendent à perte de vue. Nous serons bientôt dans la ville sainte. A un croisement, un groupe d’homme est debout au bord de la route, ils lèvent le bras en nous voyant. Ils s’imaginent sans doute que nous allons nous arrêter, puis ils voient le nom de l’école écrit à l’avant du bus et ils finissent par me fixer du regard. Nous passons à côté d’eux à toute vitesse mais je me retourne pour continuer à les regarder.
Au moment de passer sur un pont, nous ralentissons. La route est plus étroite d’un seul coup et je peux voir un type armé d’une mitraillette, ou plutôt d’un pistolet mitrailleur, derrière un tas de sacs de sable à l’entrée du pont. Il porte des vêtements couleur sable et un turban rouge et violet. Je me demande si son arme fonctionnerait s’il devait l’utiliser. Elle a l’air de dater des années 50. Je regarde la rivière au-dessus de laquelle nous passons. Elle est pleine de déchets et ses bords sont mal délimités à cause d’une épaisse masse de roseaux. L’eau a l’air vraiment crade.
L’une des surveillantes se penche pour arrêter la musique du car. Nous arrivons et du coup j’ouvre les yeux en grand. Rien d’étonnant à première vue dans cette ville qui est aussi sale que n’importe quelle autre ville que j’ai pu visiter.
Le car s’arrête. Nous descendons et au moment où je pose le pied au sol, on me fait comprendre qu’il faut que je me couvre la tête. Toutes les jeunes femmes ont le même geste. Elles lèvent les mains au dessus des épaules et en soulevant leur châle se couvrent les cheveux. Nous y sommes ! Je vais voir le Temple Doré !
Sauf que le périple jusqu’au temple est encore long…
(à suivre)
Le Temple Doré ou Swarn Mandir, au milieu du lac, Talab en hindi
December 15th, 2009
Petite description d’un élément essentiel de mon quotidien grâce auquel je me déplace tous les jours. Le Rickshaw ! Qu’est ce que c’est ? Il s’agit d’un véhicule à trois roues (d’ailleurs ça vient de l’expression “trois roues” en hindi) qui transporte les gens sur de petites distances. La prononciation diffère entre l’anglais “Rikcho” et l’hindi “Riksha”. Il y a deux sortes de Rickshaw. Le motorickshaw qui fait un bruit infernal et qui pollue beaucoup et le rickshaw traditionnel qui ressemble beaucoup à un vélo à trois roues auquel on aurait ajouté une nacelle pour le ou les clients.
“Je suis assis sur le rickshaw. Je me retourne régulièrement, le sourire jusqu’aux oreilles pour regarder Disha dans le rickshaw derrière moi. Elle tient ses sacs près de sa poitrine et me regarde assez sérieusement. Je serre les jambes et colle les pieds bien à plat sur le bas de la nacelle pour ne pas tomber en avant. Je regarde quelque chose loin devant et mon regard se perd dans le vague. La fatigue, je ne ressens plus que de la bonne fatigue. Celle des journées de cours qui se terminent avec le sourire de mes élèves. Je me retourne à nouveau. Disha n’est plus là. Son rickshaw a dû prendre une rue perpendiculaire. Je l’imagine dans son saree rouge et blanc qui me fait signe ou crie “Quentin, bye !” alors que je suis perdu dans mes pensées. Ses yeux sont entourés de noir, elle porte des lunettes et ses cheveux sont attachés en arrière. Comme d’habitude.”
Extrait de mon journal à la date vendredi 6 novembre.
“Je repense à la satisfaction qu’a été le chemin du retour. Je suis à la gare de Jalandhar : pas de doute sur la démarche à suivre. D’abord s’orienter pour retrouver ses repères : oui, c’est bien à droite que se trouve le minuscule chemin qui passe sous les voies de chemin de fer et qui me mène vers le quartier où se trouve Doaba College, campus pour garçons au sein duquel je loge. J’avance droit vers un chauffeur d’auto-rickshaw qui attend sur le côté de la route. Une dame et ses deux enfants arrivent en même temps près du véhicule. Je dis “Doaba Chowk” (le rond-point de Doaba) et il fait signe de la tête que je peux monter. Je sais que je ne vais payer que 5 roupies. C’est toujours le même prix. Nous nous collons tous les quatre dans le petit véhicule, et je m’agrippe à la barre supérieure qui supporte le toit en bâche de plastique. Le chauffeur démarre le moteur de son trois-roues à l’aide d’une corde et nous partons dans la confusion des routes du centre ville. En quinze minutes je suis rentré.”
Extrait de mon journal à la date du lundi 16 novembre
“L’auto-rickshaw ne s’arrête pas ! Il va continuer alors que je lui ai demandé de s’arrêter au rond-point. Je ne sais pas quoi faire. Et là je m’entends crier “Bass”. Il sert tout de suite les freins et le trois-roues commence à s’arrêter. Je me penche à l’extérieur du petit véhicule avec la barre qui tient la bâche. Je me balance quelques instants au dessus de la route alors que le véhicule ralentit doucement. Et juste à ce moment, j’ai l’impression de jouer, de m’amuser.”
Extrait de mon journal à la date du samedi 28 novembre
La semaine dernière j’ai perdu les clés de ma chambre dans un autorickshaw. J’étais vraiment pas bien et je m’en voulais. J’ai dû demander à un gardien de casser mon cadenas et de m’acheter un nouveau verrou. Ce matin, je fais signe à un autorickshaw. L’affaire des clés est oubliée. Je m’installe à l’arrière du véhicule. Je ne suis pas bien réveillé. Ce chauffeur est plus bavard que les autres, et je ne comprends pas un mot de tout ce qu’il dit. Puis il sort quelque chose de la boite à gants et l’agite sous mon nez. La clé ! Le type m’a reconnu. C’est ici que j’avais oublié la clé de ma chambre il y a une semaine. Je n’en reviens pas. Il a l’air de m’expliquer qu’il m’a cherché. Qu’est ce que c’est sympa. Incroyable même.
December 14th, 2009
Fin de journée, les murs habituellement blancs en face de ma chambre sont roses avec la lumière du soleil qui se couche. J’adore. D’ailleurs c’est pas rose, c’est mauve.
Désormais on peut dire qu’il fait froid. J’imagine l’air qui frôle les pics de l’Himalaya, se refroidit à l’extrême sur le toit du monde, puis descend vers le Pendjab, vers Jalandhar en longeant la frontière avec le Pakistan pour se rapprocher de ma chambre. Brrrr j’en ai froid dans le dos, rien que d’y penser.
Et là je me dis que ça doit être vraiment dur pour les gens qui vivent dans la rue. Ils sont des dizaines à dormir dans l’herbe au milieu des ronds-points, avec le bruit des Klaxons toute la nuit. Lorsque je passe près de leur campement, je peux pas m’empêcher de les regarder derrière les barrières sur le rebord de la route. Ces barrières sont peintes aux couleurs du drapeau indien. Orange, blanc, vert. Ces hommes ont les traits tirés à l’extrême, leurs vêtements sont couverts de tâches et ils ont les cheveux en bataille. Ils vivent en groupe comme ça sous des bâches. Je les vois le matin en train de se faire chauffer de l’eau. Il y en a toujours un dans un coin en train de pisser contre un mur et un autre en train de fumer un bidi, feuille de tabac roulée sur elle-même et qu’on appelle aussi Indian cigarette.
Ces hommes je ne crois pas les avoir vus mendier. Seuls les femmes et les enfants mendient. Quand j’y pense j’ai l’impression que la poussière et les tâches sont leur quotidien à un point tel que de la terre est entrée dans les pores de leur peau et a rendu leurs yeux jaunes et leurs dents marrons. Je peux les voir se chauffer près de quelques journaux qui brûlent respirant la fumée noire.
Les maisons des gens aisés comportent souvent un deuxième étage qui ne sert pas vraiment. Il y a là-haut d’immenses chambres vides. Un jour, alors que je visitais le deuxième étage de la maison d’une de mes collègues, j’ai vu un petit lit sur la terrasse dehors. Il s’agissait de là où dormait le serviteur de la famille. Je suis resté bloqué sur ses affaires roulées en boule. Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi il ne logeait pas dans une de ces fameuses pièces vides. Mon hôte a répondu : “Il préfère dormir dehors, c’est lui qui nous l’a demandé”. Et le pire c’est que c’est possible, l’homme se serait alors auto persuadé que c’est mieux ainsi, que sa place est dehors.
Je regarde ma chambre en bordel. J’ai des fringues un peu partout, mon lit n’est pas fait. Je me dis que j’adore cet endroit. Le soir, j’aime me blottir dans les draps avec un verre de Coca et quelques gâteaux pour regarder un film sur mon ordi ou lire mes romans. C’est mon coin, l’endroit où je suis protégé des regards qui me suivent le reste de la journée. Et là encore ces hommes dans la rue sont particulièrement malchanceux. Car ils n’ont nulle part où se préserver des regards des autres. Je profite d’un véritable privilège, d’un luxe presque : une intimité.
December 11th, 2009
Le jour où j’ai pas réussi à sauver la planète.
L’autre jour je me suis retrouvé avec un vrai problème. Je marchais en mangeant un paquet de chips. Puis une fois fini je n’ai tout simplement pas su quoi faire de l’emballage. C’est terrible. Ça m’a fait me poser des questions toute la journée. Normalement je sais quoi faire : si je ne trouve pas de poubelle, je roule le paquet en boule et le met dans ma poche pour le jeter plus tard dans une poubelle dans ma chambre. Sauf que je sais que le lendemain, la personne qui va vider ma poubelle fera un truc simple : elle va rassembler toutes les poubelles du coin, faire un joli tas et brûler le tout. D’ailleurs, en Inde, une journée semble bien commencer lorsqu’on fait un grand feu avec toutes les cochonneries qu’on peut trouver devant sa porte. Imaginez les dizaines de milliers de personnes qui font ce même geste tous les matins et vous comprendrez pourquoi j’ai l’impression que le soleil est tout le temps voilé au dessus de moi.
On pense que les poubelles sont des objets de la vie courante, et hop dès qu’elles disparaissent on se retrouve bien dans la mouise. Mon éducation m’interdit de jeter des ordures dans la rue. Il doit y avoir une solution. C’est pas possible, c’est sérieux comme problème quand même. Sauf que c’est pas une priorité dans un pays en développement qui compte des millions de pauvres dont les conditions de vie sont critiques.
Petite note positive : les Indiens ne le savent pas encore mais un jour ils trieront leurs déchets. Tous ces gens autour de moi, ou peut-être leurs enfants auront une préoccupation pour l’environnement. Ils ne le savent pas encore. Je pourrais leur dire mais ils ne me croiraient pas. Alors je garde pour moi ce secret venu de leur futur.
Mais que faire de ce satané paquet de chips vide ? Les gens dans la rue commencent à me regarder avec encore plus d’insistance que d’habitude alors que je tiens l’emballage dans ma main. Je les vois se demander pourquoi je ne jette pas ce papier en plastique à mes pieds. Je vois leurs yeux se déplacer vers ma main. Je fais semblant de continuer de prendre des chips dans le paquet en attendant de trouver une solution. Je suis prêt à le jeter par terre. Après tout, la rue est pleine de papiers, de vieux journaux, de bouteilles vides, d’épluchures de fruits et bien sûr de poussière et de crasse. Et pourtant je n’y arrive pas, je dois trouver une autre solution. Et puis c’est tout l’enjeu de Copenhague, non ? Je ne veux pas être responsable du réchauffement climatique ! Où sont les poubelles ? Je sais que même si je continue à chercher je n’en trouverai pas. Et pourtant je continue à espérer. Puis au détour d’une rue je vois cette masse de déchets qui ont été balayés ensemble. Dans le tas d’immondices, il y a plein d’autres paquets de chips vides. Alors je pose le mien à côté des autres et je pars en vitesse. Il sera sans doute brûlé demain matin. Merde alors, j’ai pas réussi à sauver la planète aujourd’hui.
December 10th, 2009
Normalement je me fais livrer mon dîner dans ma chambre tous les soirs par un jeune garçon qui vient en bicyclette m’apporter le riz (tchaaval en hindi), les légumes épicés (subji), quelques galettes de blé (tchipati) et des fruits. Depuis quelques jours mes soirées sont beaucoup plus vivantes. Désormais j’ai un nouveau rituel : je vais manger à la cantine de l’université.
Au moment de prendre le rickshaw, c’est toujours drôle de se retrouver coincé avec d’autres gens sous la bâche du petit engin très bruyant et de les voir me dévisager. Puis je marche dans les allées vides du campus pour rejoindre la cantine (the mess). C’est dans ce lieu que se joue tous les soirs le même petit jeu de regards. En clair, les professeurs ont une table réservée dans un coin de la grande salle qui accueille toutes les étudiantes qui vivent en internat, et elles sont plus de 400, leurs familles habitant parfois à une centaine de kilomètres de Jalandhar. Et immanquablement lorsque j’arrive c’est une impressionnante collection de paires d’yeux qui m’accueille. J’ai souvent beaucoup de mal à garder pour moi un énorme sourire nerveux. Ce qui n’arrange pas mes affaires, le moindre de mes gestes étant scruté. Elles se sont bien rendues compte que j’étais jeune, que je viens d’un pays lointain et je suis donc une curiosité. Moi je trouve toujours drôle de les voir avec leur bonnet, leur écharpe, leur pyjama et leur châle. Il faut dire qu’il fait assez froid dès la nuit tombe.
Et donc je me met à table avec les trois wardens, qui sont trois femmes d’un certain âge toujours adorables avec moi et très sévères avec les jeunes filles qu’elles surveillent. Elles parlent avec un anglais assez limité mais ça ne m’empêche pas de passer de bons moments. L’autre soir une des étudiantes est venue avec son assiette se plaindre d’un insecte tombé dans sa sauce. Mais ça n’a pas entamé l’entrain avec lequel je plonge ma galette de blé dans le dahl (sauce aux lentilles). L’une des warden a sorti la mouche avec sa cuiller et je me suis mis à plaisanter : “Oh now it’s non-vegetarian“. Ca ne fait pas rire grand monde car cette cantine ne sert que de la nourriture végétarienne et l’idée de manger un animal ou même un œuf est vraiment grave.
Et c’est donc un soir où j’étais à table occupé à observer tout ce monde qui s’agite que l’une des wardens m’a expliqué que l’université organisait un voyage de groupe à Amritsar pour visiter le Golden Temple. Passer deux heures dans un bus avec soixante jeunes filles qui me dévisagent risque d’être assez drôle. Mais c’est surtout la visite du temple un dimanche qui s’annonce être une sacrée expérience. Ce jour-là le lieu est noir de monde. Bref je vais pouvoir jouer à observer la foule et me faufiler au milieu de ces milliers d’Indiens. Agoraphobes s’abstenir !
PS : J’emprunte le titre de ce post à une chanson de Phoenix, Lisztomania.
December 9th, 2009
Mon quotidien de prof est vraiment drôle. Les jeunes filles à qui j’enseigne sont issues de milieux assez modestes. Forcément il y a des choses qu’elles ne savent pas. Ou qu’elles croient savoir.
Ainsi pour mon tout premier cours je leur avais demandé pour quelles raisons elles voulaient apprendre le Français. L’une d’entre elles m’a alors expliqué que c’était parce que le Français est parlé par 75% de la population mondiale.
Quelques jours plus tard, leçon sur les régions françaises : au moment de placer les pays frontaliers, une main se lève : “Le Burkina Faso ?”. J’explose de rire.
Lors d’une petite leçon de cuisine française, j’en viens à parler des vins. La plupart de mes élèves est en âge de boire (la limite légale étant 18 ans) et pourtant je les vois rougir lorsque je leur demande si elles ont déjà goûté un verre de vin. L’une des plus courageuses d’entre elles se lève (oui lorsqu’on s’adresse au professeur on se lève) et explique que la majorité des Indiens ne boit pas parce qu’il ne fait pas froid comme en France et que du coup on a pas besoin de se réchauffer. Un jour j’ai fait exprès de montrer une image d’escargots persillés pour expliquer que j’aime bien ça de temps en temps. Une fois les grimaces dissipées, une d’entre elles me demande très sérieusement si les coquilles ne sont pas trop dures à croquer.
Je me retrouve à expliquer la recette de la Tartiflette. Pas beaucoup de succès d’ailleurs. Le porc c’est la nourriture des pauvres. (D’ailleurs quand on voit les cochons tout noirs qui bouffent dans les décharges on comprend pourquoi). Alors je me retrouve comme un con à saliver et à rêver de cuisine au beurre. Ah les steaks-frites de ma maman…
Bref il y a des jours comme ça où je me dis que ces jeunes filles et moi, on ne vient vraiment pas du même monde. Et tout cela m’amuse beaucoup. Lorsque je leur parle de blockbusters genre Twilight, elles connaissent pas. Et bien sûr lorsqu’elles s’enflamment sur les stars indiennes je ne comprend pas. Certaines connaissent la tour Eiffel, d’autres découvrent.
Je me sens vraiment à l’aise avec mes élèves, j’ai vraiment confiance en elles et je suis fier du progrès qu’elles ont réalisé en Français. Vous voulez savoir quelle a été l’activité principale cette semaine ? Mes élèves avaient pour devoirs d’écrire des lettres pour se présenter. J’ai ainsi distribué des prénoms français. Je me retrouve avec une pile de lettres qui commencent avec des sublimes “Chère Julie”, “Chère Emma”, “Chère Laurette”, “Chère Clara”, “Chère Marion”, “Chère Alice”, “Chère Laura”,”Chère Jeanne”. Plein de correspondantes imaginaires pour elles. Des amies pour moi. Ou alors je leur donne des phrases d’exercice à faire : “Franck (marcher) sur la plage. Marion et David (discuter) dans le jardin”.
Mes amis, vous me manquez et je pense si souvent à vous que vous venez donner vie à mes exercices de grammaire.
December 8th, 2009
Aujourd’hui c’est un peu plus le bordel que d’habitude.
Ce matin, lundi 7 décembre, le Pendjab est en état de paralysie totale. Mes cours ont été annulés car l’université est fermée pour cause de tensions inter-religieuses graves entre Sikhs et Hindous. Pas facile de comprendre ce qui se passe entre les deux communautés mais en tout cas les conséquences sont assez impressionnantes. Les gens avec qui j’en parle ont cette expression : “Punjab is closed”. Ce matin j’ai été réveillé par les sirènes et au moment de sortir j’ai vu toutes les boutiques avec rideaux tirés. Même le temple qui est habituellement rempli de croyants était vide, le silence qui y régnait était étrange, vu que d’habitude le lieu est très bruyant. Les deux communautés se détestent depuis longtemps. Il faut dire que les tensions entre ces deux communautés religieuses ne remontent pas d’hier. Il y a 25 ans, en juin 1984, l’armée indienne envahissaient le Temple Doré lors de l’opération “Blue Star” qui visait à déloger des militants indépendantistes sikhs réfugiés dans ce haut-lieu. A l’époque les Sikhs militaient pour la création d’un État autonome qui aurait ressemblé grosso modo au Pendjab actuel. La stratégie du leader sikh de l’époque était simple : il comptait construire l’identité sikh autour de la haine des hindous. Le premier ministre, Indira Gandhi, avaient envoyé l’armée et on avait alors vu des tanks entrer dans l’enceinte de ce lieu sacré. On avait compté près de 500 morts à l’époque et le pire aux yeux des croyants sikhs : une partie du temple, l’Akal Takht avait été abîmé par les combats. C’est à la suite de ces événements qu’Indira Gandhi, grande figure de la construction nationale indienne avait été assassinée par ses gardes du corps appartenant à la communauté sikh. Ce rappel très bref des faits décrit un épisode très douloureux pour le Pendjab. En effet, des manifestations de haine anti-sikh avaient mis l’État à feu et à sang. Ce qui agite la région ces jours-ci n’est en rien comparable aux événements passés mais cependant ils me font me demander comment des populations si différentes, qui peuvent autant se détester, ont réussi à construire un des États les plus riches du sous-continent. Et comment répondraient-ils à la question “Qu’est-ce qu’être indien ?”. La langue n’est pas un facteur d’unification, les gens ne parlent pas tous l’hindi (je ne parle même pas de l’anglais).
La mosaïque des cultures est incroyablement complexe et en plus la tradition est très importante pour les gens. Elle dicte à chacun la position à avoir et le discours à tenir en toute circonstance. Petit tour d’horizon des identités sikh et hindou : les Sikhs mangent de la viande, boivent de l’alcool. Les hommes portent des turbans et une dague à la ceinture. Leurs lieux de cultes sont les Gurdwaras où ils célèbrent 11 gourous et un dieu unique. Tous les hommes portent le même nom de famille (Singh). Les hindous sont végétariens et ne boivent pas d’alcool. Ils se rendent dans des temples et prient des dizaines de Dieux. Ils sont extrêmement superstitieux. Les femmes ne dévoilent pas leurs épaules ni leurs jambes mais laissent à l’air leur ventre. Elles portent des marques tracées au rouge entre leurs sourcils. Ces deux communautés sont les plus importantes au Pendjab. L’identité nationale indienne est un vrai bordel. Mais à vrai dire vivre en Inde c’est vivre dans un bordel monstre, le bordel c’est la norme. Et ça a ses bons côtés.
Sauf quand ça se traduit par de la violence sociale. Les manifestations de ces derniers jours sont liées à des affrontements à cause de problèmes à Ludhiana entre ces deux communautés. Pas facile de comprendre ce qui se passe et lorsque je pose des questions, les gens ne sont pas sûrs. Je demande à une de mes amies : “Alors il y a eu des morts pendant les manifestations ?” Elle répond “Mais non, mais non, à peine un ou deux…”
December 7th, 2009
Je rentre dans ma chambre, ôte mon pull et me sers un verre de Fanta. Le liquide est trop sucré. Je me dis que je viens de voir quelque chose que je n’oublierai pas.
Autour de 18 heures tous les jours je sors faire un tour au milieu de la foule qui s’agite dans les rues. C’est généralement l’occasion de dépenser quelques roupies pour acheter un truc à manger. Je m’approche de la petite boutique et regarde avec attention tous les produits présentés derrière la vendeuse. Ils sont tous recouverts d’une couche de poussière. Il m’a fallu plusieurs jours pour comprendre que la date que portent tous ces produits est la date de production et non la date de péremption. Il y a ces petits sachets suspendus. Certains portent la marque du scorpion, c’est du tabac à mâcher, d’autres, toujours en petit sachet sont du shampooing. Tous ces produits semblent étranges, je suis attiré par tous ces packaging inconnus – ah, la consommation, c’est aussi quelque chose que j’ai laissé derrière moi d’une certaine façon. Le modèle indien est celui de la petite boutique avec quelques articles. J’ai vu un supermarché mais à chaque fois que j’en parle les gens font la grimace.
Au détour d’une rue je vois un attroupement d’une bonne cinquantaine d’hommes. Certains sont sur leur vélo, d’autres se tiennent en groupe et discutent. Rien d’anormal, j’ai toujours le sentiment d’être entouré par des masses énormes en Inde. Nous sommes aux abords d’un temple très fréquenté. Rien ne laisse présager de ce que je vais voir. Tous ont le regard braqué vers un coin très sombre de la rue. Il y a bien des éclairages publics (qu’il faut allumer soi-même avec un interrupteur) mais la lumière qu’ils dégagent ne semble jamais assez forte pour éclairer vraiment la rue. Alors je me retrouve à marcher dans ces rues sombres malgré l’éclairage. Je plisse les yeux pour essayer de voir ce que regardent tous ces gens. Un type tourne sa moto dans la même direction et grâce aux phares, je peux apercevoir un homme recroquevillé, le visage brillant. Un second type debout le tient par les cheveux et lui secoue la tête. Je détourne le regard, continue sur mon chemin et comprends que c’est le sang qui luisait sur sa peau. Je tourne dans la rue d’après, complètement écœuré. Le mouvement de la tête du malheureux était désarticulé. Je me dis que je ne suis pas sûr de ce que j’ai vu, que j’ai peut-être mal regardé. Puis je sens cette boule dans mon ventre. Je n’arriverai pas à mentir à mes tripes.
Les mouvements de foule en Inde sont toujours impressionnants. En fait je commence à comprendre que la situation normale c’est lorsqu’il a plein de gens autour de moi. La situation étrange c’est lorsque je suis seul. Je vis dans une petite ville avec un million d’habitants. Bizarre.
Un peu plus tard je m’arrête à un croisement. Il faut que j’arrête de penser à ce que j’ai vu. Je ne sais pas ce que j’ai vu. J’ai vu un blessé. Et déjà, un autre spectacle se joue devant moi. Il y a deux bus Tata (énorme machine sans direction assistée) qui bloquent des dizaines d’autres automobilistes à cause d’une manœuvre pour tourner. Je ne peux m’empêcher de sourire en voyant tous ces véhicules qui se frôlent en se croisant ou qui s’amassent au plus près des camions. Un jeune homme vient me voir. Je sursaute presque lorsqu’il engage la conversation. Je me rends compte qu’il est posté à côté de moi depuis plusieurs minutes. Il me dit qu’il me connait, qu’il m’a vu dans son école. Il a l’air sympathique et sourit beaucoup. Je me dis qu’on a perdu ça en Europe. La simplicité d’une conversation. Je m’attends à ce qu’il me demande quelque chose ou me propose quelque chose. Ca ne viendra jamais. Il veut juste me parler, écouter le son de ma voix, m’entendre prononcer mon nom, me dire le sien. Puis il part sur le scooter qui est garé devant nous. Je pars dans la direction opposée et m’engouffre dans l’obscurité de la rue pour laisser les voitures coincées au croisement.
December 4th, 2009
C’est l’heure de quitter ma chambre. Je rince ma tasse de thé, enfile mes chaussures en cuir. Je tire la porte et ferme la serrure avec le cadenas. Je me retourne et souris au gardien qui s’est levé de la chaise sur laquelle il est posé depuis 5h30 du matin. Pendant que je me préparais, je pouvais l’entendre racler sa gorge, comme pour cracher. Je le vois serrer les jambes et lever la main pour me faire le salut militaire. Je me demande vraiment qui est ce qu’il croit que je suis. Il me fait signe de venir voir le journal d’aujourd’hui. Il tourne les pages le sourire jusqu’aux oreilles. Je regarde ses dents toutes jaunes et toutes rongées par le paan, sorte de mélange de poudre et d’épices qui se mâche. Il me montre une photo sur laquelle je suis de dos en train de parler à ma classe. “Ah très bien, quatrième article dans le journal.” L’homme ne parle pas anglais, alors j’ai pris l’habitude de parler en Français, vu que quoi qu’il arrive on ne peut pas vraiment communiquer ensemble. Il balbutie quelques mots que je ne peux pas comprendre, détache la page sur laquelle je suis et me la donne. Je la fourre dans mon sac et sors du bâtiment. Je longe le jardin de roses qui se trouve derrière de ma chambre. Personne en vue mais des dizaines d’animaux et d’oiseaux.
J’arrive à la porte principale. Trois ou quatre gardes discutent en lisant le journal. Lorsqu’ils me voient, ils se raidissent et moi je me faufile dehors, vers la confusion, le bruit et la saleté de la rue. Si je restais planté sur le bord de la route, à scruter les occupations de la foule, à respirer les odeurs de bouffe et de gaz d’échappement, à regarder les dizaines de chiens errants, j’aurais la fièvre en quelques minutes. Je lève le bras et crie “Rickshaw“, et, après quelques mots pour fixer la direction et le prix je monte à l’arrière du vélo, dans la nacelle. Il pousse de toutes ses forces sur les pédales. D’autres vélos et motos nous doublent. Les visages se retournent pour me regarder.
Je me suis fait à cette attention particulière que me portent les gens autour desquels je vis. Au début, ça me rendait carrément nerveux.
La liste des changements auxquels je me suis habitué est longue. Je ne fume plus, je ne bois plus d’alcool, je ne mange plus de viande, je ne laisse plus pousser ma barbe.
Je me suis également fait au ciel inlassablement bleu et poussiéreux. La lumière qui le traverse est toujours atténuée et au bas de l’horizon on peut voir que le ciel est violet à cause de la pollution. Je me suis habitué également aux foules autour de moi, infatigable flot de personnes et en particulier aux femmes aux sarees colorés.
Le soir j’ai pour habitude de passer chercher un truc à boire à l’épicerie à côté de là où je dors. Un marché s’étend le long de mon chemin et dans l’air sont accrochées des guirlandes lumineuses qui clignotent. Je longe toutes les petites étales, faisant mine de regarder les marchandises de pacotille. En fait, ce qui m’intéresse c’est de m’approcher tout près des Indiens, fixer leur visage, les regarder converser entre eux et écouter l’hindi ou le penjabi. Habillé en chemise et pantalon à pinces, rasé de prêt et les cheveux bien coiffés, je suis remarqué très rapidement. Je les vois me fixer du regard à leur tour et taper du coude leur voisin. Je m’arrête pour acheter un Coca-Cola. Voilà un mot qui n’a pas besoin de traduction. Il n’y a pas de Coca-Vanille. Je souris. Un Coca normal fera l’affaire. Je montre mon billet froissé. La femme me parle mais je ne peux pas distinguer un seul mot parmi tous ces sons. Puis elle répète “Americana, Canada“. Je souris à nouveau et dit “France”, “French teacher – KMV College” et je pointe du doigt l’immense arbre qui a poussé au bord de la route, en face du campus où j’enseigne. Elle fait vaciller sa tête de travers. Ça signifie qu’elle comprend.
December 3rd, 2009